Frontex. Droits humains en danger
Note politiqueLe renforcement de l’agence Frontex (Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes) est un des outils phares de la mise en œuvre du nouveau Pacte européen sur la migration et l’asile. Or, Frontex est critiquée pour son inefficacité au regard des objectifs fixés par son mandat et pour sa complicité dans des cas de violations des droits fondamentaux des personnes exilées et du droit international. Au regard de la justice migratoire, il est vital de réorienter l’ensemble de la politique migratoire européenne vers le respect des droits humains, la mobilité et la solidarité. Cela requiert de revoir radicalement l’orientation et le fonctionnement de cette agence pour plus de transparence, de contrôle démocratique et de responsabilisation en cas de non-respect des droits humains. Et d’ici là, de suspendre ses activités identifiées comme contraires à ces principes.
Une agence toujours plus puissante
Depuis sa mise en place en 2005 par l’Union européenne et ses États membres, l’agence Frontex n’a cessé d’être renforcée. Elle est reconnue par ses fondateurs « comme étant l’une des pierres angulaires de l’espace de liberté, de sécurité et de justice de l’UE » [1].
Basée à Varsovie, elle fonctionne avec un Conseil d’administration composé de représentants d’États membres de l’UE (dont la Belgique) ainsi que de la Commission européenne. Sa direction, assurée depuis 2015 par le Français Fabrice Leggeri, dispose d’un mandat de 5 ans.
Initialement, l’agence avait pour mandat de soutenir les Etats membres dans la protection de leurs frontières et par extension de sécuriser l’espace européen de libre circulation Schengen. Mais suite aux diverses réformes de son mandat (2011, 2016, 2019), sa mission a de plus en plus visé à gérer l’externalisation dans des pays tiers de la politique européenne d’asile. Ainsi, selon les données de l’agence, son budget pour 2021 s’élève à 543,5 millions € [2] (contre 6,3 millions € en 2005 [3]). Elle dispose aujourd’hui de l’autorisation de placer des antennes temporaires en dehors de l’UE afin d’y déployer des opérations conjointes avec des États non membres de l’UE, avec pour objectifs le contrôle de leurs frontières, la récolte de données sur les routes migratoires et l’identification des exilés en dehors de l’espace européen. Elle peut également coordonner des opérations de retours depuis les pays de l’UE vers des pays tiers. En 2020, la Commission européenne a proposé dans son nouveau Pacte sur la migration et l’asile de faire jouer à Frontex un rôle opérationnel au service de la mise en œuvre des accords de réadmission et du filtrage des personnes exilées se présentant aux frontières de Schengen (volet Screening du Pacte UE). D’ici 2027, l’agence devrait donc disposer d’un corps propre et permanent de 10 000 officiers armés en plus de son équipement (bateaux, avions, véhicules, matériel high-tech de contrôle, etc.) afin d’effectuer l’ensemble de ses opérations sur terre, mer et dans les airs.
Frontex : mise en danger des droits humains, impunité et opacité
Parallèlement à cette évolution, de nombreuses critiques émanant d’organisations de la société civile internationale (telles que Human Rights Watch, Amnesty international, les collectifs Frontexit et AbolishFrontex) et aujourd’hui d’Institutions européennes (telles que le Parlement, la Cour européenne des comptes et l’Organe de surveillance antifraude de l’UE) [4] se font entendre à l’encontre de Frontex. Les critiques concernent principalement les conséquences des opérations de l’agence sur le respect des droits fondamentaux des personnes exilées et du droit international [5], ainsi que sa mauvaise gestion interne.
En octobre 2020, la presse allemande a dévoilé plusieurs cas de refoulements [6] commis par des garde-côtes européens en présence de l’agence Frontex. L’agence n’aurait pas dénoncé puis enquêté sur ces faits ni porté secours aux personnes naufragées comme l’exige son mandat.
« Les rapports de DER SPIEGEL et de ses partenaires ont révélé qu’un avion de surveillance Frontex ou des navires Frontex portugais ou roumains se trouvaient à proximité d’au moins six refoulements dans la région depuis avril. Le nombre de cas non détectés pourrait en réalité être beaucoup plus élevé » [7].
Cela illustre, d’une part, que les carences du reporting et du monitoring des incidents (SIR) et le défaut d’accessibilité et d’indépendance du mécanisme de plainte en cas de violations des droits humains et de violences par des gardes-frontières lors d’opérations conjointes de Frontex maintient une situation d’impunité inacceptable. En effet, si une violation n’est pas reprise dans le « Serious Incident Report » de l’agence, ces faits ne feront pas l’objet d’un suivi (enquête et mise en responsabilité) du bureau du FRO (Fundamental Rights Officer). Il persiste de plus un flou juridique sur la mise en responsabilité entre les agents de Frontex et les gardes-frontières affrétés par les Etats membres lors des opérations conjointes.
D’autre part, cela met en évidence le manque d’accès au contenu des accords techniques (working arrangements [8]) et des plans d’actions (OPLAN) de Frontex, par les parlements nationaux et régionaux, empêchant tout mécanisme permanent de contrôle démocratique des actions de Frontex.
Enfin, ceci démontre une fois de plus qu’empêcher l’accès au territoire européen constitue une mise en péril de l’exercice de plusieurs principes fondamentaux du droit international : le droit de quitter tout pays y compris le sien [9], le droit d’asile [10] et l’interdiction de refoulement [11].
Face à ces nombreuses critiques, Frontex, via la voix de sa direction, n’a cessé de nier l’implication directe de l’agence et des membres de son personnel dans les faits reprochés. L’agence a même développé un catalogue de bonnes intentions afin de rassurer l’opinion publique et les autorités politiques en matière de garanties du respect des droits humains et du droit international. Ainsi au fur et à mesure des réformes de son mandat, Frontex a par exemple : élaboré une stratégie de respect des droits humains, nommé un officier et un bureau en charge des droits fondamentaux (FRO et FROM), s’est engagée à effectuer un reporting (SIR) et un monitoring interne des incidents et à mettre en place un mécanisme de plaintes. Suite aux accusations de refoulements dans la presse allemande (cf. supra), le conseil d’administration de Frontex a créé un groupe de travail temporaire (Working group on fundamental rights and legal and operation aspect of operations-FRaLO) afin de faire la lumière, en interne, sur ces faits.
Cependant, à l’heure actuelle, aucun plan d’action annuel n’a été élaboré pour mettre en œuvre sa stratégie des droits humains. Seulement la moitié du nombre d’officiers dédiés au bureau du FRO a été engagée et le mécanisme de plainte n’est toujours pas effectif vu le peu de plaintes considérées comme « admissibles » par le FRO (7 sur 24 reçues en 2020) et donc suivies d’actions éventuelles de mise en responsabilité [12].
Rapports accablants
Comme le dénonçait déjà en 2013 la campagne inter-associative Frontexit, « la présence de l’agence aux frontières ne permet pas de protéger les personnes migrantes des violations des droits par les États membres. Sans que l’agence ne soit systématiquement mise en cause, n’est-elle pas directement complice de ces violations en les cautionnant et en ne les dénonçant pas lorsqu’elle en est témoin ? »
C’est, en tout cas, une des conclusions du rapport d’enquête parlementaire [13], publié en juillet 2021 par le groupe de travail mis en place par la commission des libertés civiles (LIBE) du Parlement européen : « Frontex était non seulement conscient des violations des droits fondamentaux mais n’a de surcroît pas réagi de manière appropriée face à son obligation de prévenir les violations des droits humains. En dépit des différents signaux d’alerte provenant d’acteurs internes et externes, l’agence a fait preuve d’inactivité manifeste voire de réticence à agir » [14]. Dès lors, le rapport recommande une réorganisation radicale du fonctionnement de Frontex et « exhorte le Conseil d’administration de Frontex à reconsidérer la position de M. Leggeri (directeur actuel de l’agence) et de l’ensemble de la direction générale. Dans un tel contexte, la décharge budgétaire (2019) ne doit pas être octroyée à l’agence ».
En outre, la Cour européenne des comptes dénonce, dans son rapport rendu en juin 2021, l’inefficacité de l’agence dans l’exécution de son mandat, à savoir de soutenir les États membres dans l’exercice de contrôle des frontières extérieures de l’espace Schengen. Les rapporteurs dénoncent l’inadéquation de la croissance exponentielle de l’agence au regard de ses réelles capacités. « Cela est particulièrement préoccupant alors qu’elle se voit confier des responsabilités accrues », déclare M. Leo Brincat, membre de la Cour des comptes européenne responsable du rapport. De plus, les auditeurs ont constaté « que le nouveau règlement régissant les activités de Frontex a été approuvé en 2019 sans aucune analyse préalable. Pourtant, celui-ci a profondément modifié l’activité de Frontex, qui est passée d’un simple rôle de soutien et de coordination à un rôle de première ligne sur le terrain. Dans le même temps, son budget devrait doubler pour atteindre environ 900 millions € par an [15], un montant conséquent décidé sans même chercher à déterminer les besoins de Frontex pour remplir son nouveau mandat, et sans aucune évaluation de son impact sur les États membres. Frontex ne s’étant toujours pas adaptée aux exigences de son mandat de 2016, les auditeurs estiment qu’elle n’est pas davantage prête à mettre en œuvre efficacement le mandat reçu en 2019 ».
Concernant les cas de violences à l’encontre des personnes migrantes, le rapport récent de l’Office européen de lutte anti-fraude (OLAF) dont l’objet de l’enquête porte sur des faits de « mauvaises conduites et harcèlement internes » est toujours en cours ainsi que le jugement de la CEDH (Cour européenne des droits de l’homme) concernant une plainte introduite en mai 2021 par les organisations de juristes Front-Lex et Progress Lawyers Network (BE) ainsi que le Greek Helsinki Monitor. Il s’agit d’une première action en justice contre Frontex en matière de droits humains. Frontex est accusée de ne pas avoir porté secours et d’avoir contribué indirectement aux violences et refoulements de deux personnes exilées dans la mer Egée. Le collectif demande la suspension et la fin de toutes les opérations de Frontex en mer Egée sur base de l’article 265 TFEU [16] et 46 du règlement de l’agence [17].
CONCLUSION
La multiplication des enquêtes et des rapports sur les agissements de Frontex témoigne à court terme de la nécessité urgente de suspendre ses activités identifiées comme contraires aux droits humains. Et à plus long terme, de revoir profondément la vision et le fonctionnement de l’agence pour plus de transparence, de contrôle démocratique et de responsabilité en cas de violations des droits humains.
Recommandations adressées à l’UE et ses Etats membres dont la Belgique
- Soumettre le soutien de la Belgique au Pacte européen sur l’asile et la migration à une réorientation afin que les moyens alloués par l’UE pour sa politique migratoire commune soient utilisés de manière à garantir le respect des droits humains, tant sur son territoire qu’en-dehors de celui-ci. Ce qui implique la reconversion des politiques répressives vers une politique orientée vers le respect du droit international, la mobilité et la solidarité.
- Demander la suspension des activités de l’agence européenne Frontex 18 tant que ne sont pas mis en œuvre de façon efficiente et pérenne :
- une culture organisationnelle qui place le respect et la promotion des droits humains au centre des activités et des priorités de la direction et du personnel de Frontex,
- un plan d’action annuel inclusif pour garantir les droits humains au sein de l’ensemble des activités de l’agence,
- un mécanisme de plainte indépendant, accessible et opérationnel. Cela nécessite un renforcement des capacités et une présence accrue du FRO et de son bureau (FROM) dans l’enregistrement et le suivi des rapports d’incidents sérieux (SIR) et des plaintes,
- plus de transparence et de contrôle démocratique des plans d’opérations (OPLAN)
et des accords techniques de Frontex via un contrôle régulier des parlements nationaux et régionaux, - la cessation de toutes les opérations de l’agence menées conjointement avec un EM hôte qui ne respecte pas les droits fondamentaux des personnes migrantes et le droit international en matière d’asile.
[1] Site internet de l’Agence Frontex, Qui sommes-nous ?, <https://frontex.europa.eu...> (consulté le 29 septembre 2021).
[2] Site internet de l’Agence Frontex, Budget 2021, <https://frontex.europa.eu...> (consulté le 29 septembre 2021).
[3] Site internet de l’Agence Frontex, Budget 2005, <https://frontex.europa.eu...> , (consulté le 29 septembre 2021).
[4] Et avant 2020, le Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits humains des migrants, le Médiateur européen et le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (Voir le Rapport du Conseil de l’Europe, Frontex : responsabilités en matière de droits de l’homme, avril 2013).
[5] Note politique n°7 du CNCD-11.11.11 Frontex : l’urgence de faire primer le respect des droits humains, 2013.
[6] Le refoulement consiste à renvoyer une personne exilée vers un pays où sa sécurité n’est pas garantie sans qu’elle ait pu préalablement, si elle le souhaite, demander une protection internationale. Cela est contraire au droit d’asile et donc au droit international.
[7] Giorgos Christides, Emmanuel Freudenthal, Steffen Lüdke et Maximilian Popp, EU Border Agency Frontex Complicit in Greek Refugee Pushback Campaign, Spiegel international, octobre 2020.
[8] La liste, non exhaustive, des working arrangements est disponible sur le site de l’Agence Frontex : <https://frontex.europa.eu...> .
[9] Article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
[10] Article 1 de la Convention de Genève sur les réfugiés ; article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE.
[11] Article 33 de la Convention de Genève sur les réfugiés.
[12] Site internet de l’Agence Frontex, Rapport annuel du FRO, <https://frontex.europa.eu...> , juin 2021.
[13] Commission LIBE, Report on the fact-finding investigation on Frontex concerning alleged fundamental rights violations, juillet 2021.
[14] Communiqué de presse de la responsable du rapport LIBE, Frontex a besoin d’une réorganisation radicale, 15 juillet 2021.
[15] France terre d’asile stipule, dans un article, que de 2021 à 2027, la somme de 5,1 milliards d’euros est prévue pour les activités de l’Agence Frontex, « Le Conseil européen valide une augmentation du budget pluriannuel alloué à la gestion des migrations et des frontières par rapport à la période précédente », 23 juillet 2020.
[16] Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
[17] Site de FRONT-LEX, <www.front-lex.eu/wp-conte...> , (consulté le 23 septembre 2021)